La submersion des vignobles de l’Étang asséché de Marseillette

par | Agriculture, Gastronomie

Le coin du touriste

Longé par le Canal du Midi, l’Étang de Marseillette que se partagent six communes (Aigues-Vives, Saint-Frichoux, Rieux-Minervois, Puichéric, Blomac, et Marseillette) est à quelques kilomètres de Carcassonne et de sa Cité médiévale. Le site, unique en son genre, mérite le détour, une fois épuisées les merveilles de ces lieux incontournables.

À proprement parler, l’Étang ne se visite pas : il faut s’y perdre. Arpenter à pied ou en vélo le labyrinthe des chemins, longer les canaux et découvrir les trésors d’ingéniosité du système d’irrigation gravitaire, faire une pose sur un pont de pierre à l’ombre d’un saule puis se laisser surprendre, d’une métairie à l’autre, par la diversité du paysage. Passer ainsi de la vigne aux pommiers en longeant les rizières avec, en toile de fond le massif bleu des Corbières.

Un écosystème à part entière

Découvrir un écosystème et sa biodiversité : hérons, canards, aigrettes, libellules, poissons, amphibiens, iris sauvages, plantes aquatiques… Vagabonder au cœur du « Paradis », comme l’appellent les gens de l’Étang, où les domaines portent des noms de saints : St Pierre, St Joseph, St Jean, St André, St Louis, St Gabriel, St Henri, St Firmin, St Marc, Ste Marie, St Antoine, St François, Ste Anne, St Eugène, St Felix, St Roch… Frappez, poussez les portes du paradis et vous serez accueillis, éclairés par ceux qui le font vivre et ne se lassent pas d’en partager les richesses.

Il n’y a pas de saison pour se perdre dans l’Étang. L’automne y est flamboyant, quand le brasier du vignoble se décline de l’or vif au grenat. L’hiver a quelque chose de surnaturel quand, à la fin du jour, émergent les bras noueux de la vigne, figés dans leur nudité et vaguement troublés par le reflet fragile du soleil de février, sur les risées de l’eau. Le printemps, très vert, est lumineux : en venant, au sortir de l’hiver, contempler le miracle de cette explosion, dans les vignes en réveil et les pommiers en fleurs, on se charge d’énergie. L’été, la terre porte ses fruits et se donne à voir, féconde et généreuse. Selon son inclination, on peut opter pour le moment suspendu qui précède la frénésie des récoltes, de la fin juillet jusqu’à la mi-août, ou partager l’effervescence de la vendange et de la cueillette des pommes. Pour le riz, il faudra attendre un peu, que les rizières se fanent et que les épis se chargent, ployant leurs cimes sous le poids des grains. Revoilà octobre et ses embrasements.

Un cycle s’achève et un autre commence

C’est une transition festive, que l’on peut vivre et partager en allant déguster les produits locaux à la foire d’Aigues-Vives, qui célèbre le vin, les pommes et le riz du terroir pour une rencontre gourmande, conviviale et privilégiée avec les producteurs de l’Étang. Et terminer, enfin, le voyage par une flânerie à l’écluse de l’Aiguille, du côté de Puichéric, la plus fleurie et la plus insolite des écluses du Canal du Midi. L’éclusier en a fait un jardin extraordinaire, peuplé de créatures baroques, qui feront le bonheur des enfants et charmeront leurs aînés. Depuis trente ans Joël Barthes, l’éclusier sculpteur, travaille le bois et détourne de vieux objets pour créer ces personnages excentriques qu’il expose sur les berges de l’écluse. Prenez, dans votre panier, une bonne bouteille du paradis, quelques pommes à croquer, étendez-vous au soleil sur l’herbe fraiche de la rive et savourez cette halte hors du temps, loin de la frénésie des hommes, en goûtant le bonheur des choses simples.

Le coin de l'historien

Voici l’histoire d’une terre singulière, hostile et exigeante, qui a toujours résisté à l’homme.
C’est aussi l’histoire d’un combat séculaire, sans vainqueur ni vaincu ; celui des conquérants de l’Étang, esclaves et maîtres de la terre, qui l’ont soumise sans l’abimer. Dompté par l’énergie et le courage de celles et ceux qui, génération après génération, ont lutté et luttent encore pour féconder la terre, ce terroir de conquête est aussi devenu un terroir d’exception.

Il faut remonter fort loin pour comprendre et mesurer ce qui se joue ici

À l’ère tertiaire, le retrait de la mer modèle le paysage. Puis les terres asséchées subissent l’érosion de vents violents qui creusent des bassins dans les terrains tendres. Ces dépressions éoliennes deviennent des étangs. Celui de Marseillette, qui couvre 2000 hectares (pour un périmètre de 16 km), s’est formé entre la Montagne Noire et le Mont Alaric, à l’est de Carcassonne.

Au Moyen Âge, il ne fait pas bon vivre près de l’Étang : comme dans la plupart des zones lacustres ou marécageuses, le climat insalubre et l’air méphitique déciment les populations riveraines, victimes des fièvres paludéennes et du choléra. Commence alors l’interminable épopée de l’assèchement. Après d’innombrables et vaines tentatives dès le XIVe siècle, on parvient à drainer la zone en 1626 grâce au creusement d’une grande tranchée allant de l’étang jusqu’à l’Aude, par le village de Puichéric : il s’agit de la grande rigole de l’Aiguille. Dans un contexte troublé par la guerre, les inondations et la peste, l’ouvrage, insuffisamment entretenu, ne permet pas d’assécher durablement l’Étang dont les eaux corrompues continuent d’affecter la santé des villageois.

Devenu en 1789 propriété de la famille Riquet, il est confisqué par l’État pour cause d’émigration, mais il n’est pas immédiatement revendu comme bien national. La solution du fermage, un temps privilégiée, compromet sa mise en valeur. Aussi le Directoire prend-il en 1797 un arrêté décisif qui va changer le cours de son histoire. Le texte dispose en effet que l’Étang sera vendu aux enchères, avec obligation pour l’adjudicataire de procéder à son assèchement dans le délai de quatre ans.

Il est adjugé en 1798 à deux hommes d’affaires étrangers (Howard et Wilkins) qui, pour des raisons judiciaires et techniques, renoncent à entreprendre les travaux d’assèchement. En 1804, c’est une riche irlandaise, Marie Anne Lawless, qui devient l’unique propriétaire des 2000 hectares de marécages de l’Étang de Marseillette, à charge pour elle d’effectuer en quatre ans les travaux d’assèchement.

Trois années de travail pour assécher l’étang

Il a fallu trois ans et le labeur de plus de 300 ouvriers pour drainer l’étang par gravité, grâce à l’ouverture de trois grandes rigoles (Resclause, Aigues-Vives et Crébasse) qui se rejoignent à la rigole de vidange de l’Aiguille, elle-même réaménagée. En 1808, l’Étang est asséché et la mise en culture semble désormais possible sur les deux tiers de sa superficie, partout où la fertilité du sol n’est pas compromise par le sable ou les résurgences salines. Le domaine est alors divisé en une vingtaine de métairies sur lesquelles la propriétaire fait construire des bâtiments de ferme. On y cultive du blé, de l’avoine, de l’orge, des plantes fourragères, quelques vignes, déjà, sur la partie orientale et 700 hectares de prairies sont dédiés à l’élevage. Mais le rendement de l’exploitation est insuffisant pour couvrir les frais considérables engagés dans l’entreprise. M.-A. Lawless s’endette, alors que de nombreuses parcelles mises en culture redeviennent stériles à cause des remontées salines.

Le sel est le fléau de l’Étang. Il faudrait, sans discontinuer, inonder régulièrement ces alluvions millénaires pour adoucir la terre. C’est le prix à payer pour qu’elle offre ses fruits. Ruinée, la propriétaire ne peut financer une telle entreprise : l’administration de l’Étang lui échappe en 1830, au profit de la Caisse Hypothécaire de France à laquelle elle doit des sommes considérables. Exilée à Pau en 1833, elle y meurt cinq ans plus tard.

La Caisse Hypothécaire devient propriétaire de l’Étang en 1844 et finance un ouvrage majeur qui vient parachever l’œuvre de la Dame Lawless : un canal-tunnel de 2135 m de long creusé à l’ouest de Marseillette (dont une partie sous le Canal du Midi) qui capte les eaux vives de l’Aude pour les amener dans l’Étang. La prise d’eau et la construction de l’ouvrage sont autorisées par décret du 28 octobre 1849, pour « l’irrigation et le colmatage* » des terres de cette zone.

L’irrigation et le lessivage du sel doivent améliorer le rendement des exploitations

A condition toutefois de ne pas négliger l’entretien des canaux.

Revendu en 1852 et victime de l’incurie des propriétaires successifs, le domaine de l’Étang se dégrade à nouveau. Racheté en 1875 par une société dont les associés investissent dans des travaux de nettoyage et d’assèchement, 1000 hectares de l’Étang sont progressivement revendus au fur et à mesure que les parcelles sont assainies. C’est donc au cours de la deuxième moitié du XIXe siècle que la distribution de l’eau sur les parcelles cultivées s’organise, grâce à un réseau gravitaire de canaux et de drains qui permet, par un jeu de vannes, d’acheminer l’eau et de l’évacuer vers la rigole de l’Aiguille. La pratique de l’inondation n’a encore qu’une finalité exclusivement curative : le dessalement des parcelles avant toute mise en culture. Mais au même moment, sévit la crise du phylloxéra qui va détruire, en 25 ans, tout le vignoble français. Les agronomes découvrent alors que la submersion hivernale protège les ceps des ravages du puceron racinaire. Une aubaine pour les vignobles du terroir de l’Étang qui seront plantés à la fin du XIXe siècle. Ainsi se consolide l’usage de submerger la vigne tous les deux ans, pendant 40 jours, de fin novembre à début janvier, pour lutter contre le sel et le péril phylloxérique.

L’ère Camman

On entre alors dans « l’ère Camman » au cours de laquelle le domaine de l’Étang va devenir une des exploitations les plus modernes de son temps. Joseph Camman, ingénieur des Arts et Métiers, acquiert 820 hectares en 1912 et poursuit la grande œuvre de ses prédécesseurs. Il construit à Naudy, au sortir du tunnel, une usine hydro-électrique qui alimente en électricité toutes les métairies de l’Étang, ce qui va lui permettre d’y développer la technique du labourage électrique (avec charrue tractée par des treuils motorisés). Enfin, conscient que l’Étang ne respire et ne vit que par le maillage des rigoles et des drains – régulièrement obstrués par la végétation aquatique et l’accumulation des limons – l’ingénieur en perfectionne l’aménagement et l’entretien, pour une exploitation durable et diversifiée de ce terroir hostile. Il fait venir des ouvriers italiens, originaires de la plaine du Pô et des marais pontins, dont le savoir-faire technique en matière d’irrigation et de drainage est incomparable ; il généralise l’usage des bateaux-vannes* dont il parvient à optimiser les performances par quelques ingénieuses transformations.

Là encore, c’est l’oeuvre d’une vie. Celle du « fat dé l’estanh » (le fou de l’étang), l’enfant adoptif qui y a planté ses bottes et s’est enraciné. L’Étang est enfin dompté et la terre, généreuse, nourrit ceux qui lui ont tant donné : les rendements du blé et de la vigne sont exceptionnels. Pourtant, fragilisé par la crise des années 30 et les taxations du Front Populaire, Joseph Camman doit se résoudre à vendre. En 1941, il se sépare de la quasi-totalité du domaine (740 hectares) qu’il cède à un banquier parisien. Celui-ci crée la Société du domaine de l’Étang de Marseillette et en confie l’exploitation à un régisseur. Mais des difficultés de gestion et d’entretien finissent par décourager les investisseurs qui revendent le domaine à la SAFER* en 1965.

Devenue propriétaire de 606 hectares et de toutes les infrastructures permettant l’irrigation et l’assainissement de l’ancien étang, la SAFER lance un vaste programme d’aménagement foncier et rétrocède les terres aménagées à 54 attributaires choisis selon des critères rigoureux. Elle crée une association syndicale libre regroupant les propriétaires de l’Étang, qui sera transformée deux ans plus tard en association syndicale autorisée (ASA). Pour contraignante qu’elle soit d’un point de vue administratif, cette transformation n’en est pas moins devenue indispensable. Elle doit en effet permettre d’obtenir des subventions de l’État pour financer la rénovation du tunnel de Naudy dont la vétusté inquiète les agriculteurs de l’Étang.

Depuis 1965, tous les propriétaires de parcelles arrosables situées dans le périmètre de l’Étang doivent adhérer à l’association, pour la gestion et la défense collective de leur droit d’eau, afin que se perpétue l’usage de la submersion, indispensable à la survie de ce terroir atypique.

Le coin du juriste

Deux siècles d’histoire et d’aventure humaine dans le processus d’assèchement ont révélé les fragilités du système. Le morcellement de la zone a souvent ruiné les avancées. L’exploitation des terres de l’Étang exige en effet rigueur et constance collectives dans le travail d’entretien et d’aménagement du réseau d’irrigation et de drainage. Parce que l’Étang est un tout, une entité indivisible et vivante où chaque exploitation est, d’une certaine manière, responsable de ce précieux héritage, l’usage de la submersion – lui-même issu du droit d’irrigation de 1849 – doit être encadré.

Le décret du 28 octobre 1849

Après une enquête d’utilité publique, et sur avis favorable du préfet et du conseil des Ponts et Chaussées, le décret autorise la Caisse hypothécaire (alors propriétaire des terres de l’Étang) « à établir une prise d’eau sur la rive gauche de l’Aude, dans la commune de Marseillette » afin que « les eaux dérivées de l’Aude [soient] employées à l’irrigation et au colmatage* du domaine de Marseillette » (article 1er). Le volume concédé est de deux mètres cubes par seconde à l’étiage* de l’Aude (article 2) et les eaux de colature* doivent être rendues à la rivière par le canal de vidange de l’Étang (article 6), en l’occurrence, la grande rigole de l’Aiguille. Les travaux de captation et de construction du tunnel d’alimentation, déclarés d’utilité publique, sont à la charge du concessionnaire qui devra les réaliser dans un délai de deux ans, sous peine de déchéance (article 9). Enfin, l’histoire ayant montré que l’assèchement est une conquête fragile, les pouvoirs publics exigent des bénéficiaires qu’ils veillent scrupuleusement à ce que les eaux ne séjournent sur leur terrain que le temps nécessaire à l’irrigation ou au colmatage « sans qu’il puisse jamais se former de marécage » (article 5).
Telles sont les principales dispositions de l’acte fondateur, portant concession perpétuelle d’un droit d’eau au profit des propriétaires de l’Étang.

Les vertus de la submersion

L’inondation des parcelles est contemporaine de ce droit d’eau qui permet l’élimination du sel, indispensable à la mise en culture. Ouvrons ici une parenthèse pour expliquer le phénomène des résurgences salines. Le couvert végétal entraîne une consommation de l’eau du sous-sol en provenance de la nappe ; par capillarité, l’eau saumâtre remonte progressivement et condamne les plantations. C’est pourquoi la submersion, lorsqu’elle est servie par un bon réseau de drainage des parcelles (idéalement un drain tous les 6 m, sur une profondeur de 50 à 60 cm) favorise le « lessivage » d’un volume plus important de sol – entre la surface et la profondeur des drains – et améliore concomitamment la structure du sol superficiel pour un meilleur enracinement et une fertilité accrue.

Il convient néanmoins d’insister sur la singularité de la viticulture et les finalités de l’irrigation par inondation, dans un tel environnement. Pour les vignes qui seront plantées au XXe siècle, jusqu’à couvrir la quasi-totalité de l’Étang, la submersion hivernale est en effet devenue une pratique usuelle, parce que nécessaire à la survie du vignoble. Mais le dessalement du sol n’est pas le seul enjeu. L’usage se justifie aussi par ses vertus préventives : lutter efficacement contre le phylloxéra et réduire l’impact des gelées de printemps.
Afin d’éviter les pratiques sauvages et de rationaliser l’entretien du réseau d’irrigation, les exploitants de l’Étang de Marseillette, solidaires et responsables, se sont regroupés en Association Syndicale Autorisée (ASA).

Le rôle de l’ASA

Alimenté par le tunnel de Naudy et par quelques ruisseaux intermittents du piémont, un canal fait le tour des rives de l’Étang et distribue l’eau captée dans l’Aude ; au centre, le réseau des grandes rigoles – dont les plus anciennes existent toujours – et le quadrillage des canaux complètent ce système d’irrigation gravitaire traditionnelle.
L’association syndicale de l’ancien Étang de Marseillette, autorisée par arrêté préfectoral du 23 juin 1967, est investie de deux missions principales, qui ont justifié sa création : l’organisation de la distribution de l’eau – aux fins d’irrigation ou de submersion – et l’entretien de l’ensemble du réseau hydraulique.

Un « gendarme de l’eau »

L’article 3 des statuts de l’ASA dispose que l’association a pour but « la répartition, la distribution et la manipulation des eaux d’irrigation ». Le captage s’effectue dans l’Aude en amont de l’Étang, au niveau du tunnel où l’admission est contrôlée par une vanne et mesurée par un dispositif de comptage. Le périmètre d’irrigation est desservi par trois canaux principaux divergeant à la sortie du tunnel : le canal nord, le canal colmatage et le canal sud. L’entrée dans les canaux se fait par un jeu de vannes à glissières et, à partir de là, tous les écoulements sont gravitaires.
Le système primaire (tunnel et canaux principaux) est en eau toute l’année, excepté pendant la quinzaine dédiée à l’entretien, et dessert des prises d’eau qui alimentent le réseau secondaire. En période normale (hors période de précarité hydrique) il n’existe pas de tour d’eau préétabli : en fonction de leurs besoins (irrigation ou submersion), les usagers doivent s’adresser au garde des eaux qui centralise les demandes et organise la distribution. Les bénéficiaires ne disposent pas de l’eau à leur gré et l’usage est donc strictement régulé. C’est d’autant plus nécessaire en période estivale lorsque l’Aude est très basse, que la consommation des villages riverains augmente avec l’afflux des touristes, que les prélèvements pour alimenter le Canal du Midi et satisfaire les besoins de la navigation de plaisance créent les conditions d’une véritable « guerre de l’eau ». L’hiver, en revanche, le réseau n’est plus en tension et rien ne s’oppose à une répartition hydrique plus sereine qui profite à l’usage de la submersion hivernale des vignobles.
En toute saison, le drainage s’effectue par un réseau de drains à ciel ouvert, convergeant vers la grande rigole de l’Aiguille qui se jette dans l’Aude après un passage sous le Canal du Midi. Et parce que la nature reprend toujours ses droits, cet immense réseau de canaux et de rigoles, organe vital de l’Étang, doit faire l’objet d’une surveillance constante et d’un entretien scrupuleux.

Rationalisation et modernisation de l’entretien du réseau

L’ASA se charge de l’entretien du réseau primaire collectif, constitué par le tunnel, la rigole de l’Aiguille – aujourd’hui renommée rigole de l’Étang – et les grands canaux d’irrigation et d’évacuation, ce qui recouvre, en fonction des besoins, le gros oeuvre sur les ouvrages bâtis, le faucardage* et le curage* de 56,2 km de canaux. Mais le Conseil syndical doit aussi veiller à la bonne exécution des travaux d’entretien qui incombent à chaque propriétaire sur le réseau secondaire privatif. En cas de négligence préjudiciable à l’intérêt commun, l’ASA peut – après mise en demeure – effectuer les travaux aux frais de l’intéressé, avec ou sans pénalité.

Ne disposant lors de sa création que de trois bateaux-vannes, de quelques faux, pelles, fourches et faucards*, l’ASA a investi dans du matériel moderne plus adapté : bateau désherbeur-dévaseur, pelle mécanique, pompe italienne… Aujourd’hui, l’entretien du réseau hydraulique de l’Étang est presque intégralement mécanisé et la distribution de l’eau est non seulement parfaitement régulée, mais optimisée entre les usagers ; l’installation d’un système de recyclage de l’eau y pourvoit en effet depuis 1989.

En tant que structure dédiée à la mise en valeur des terres de l’Étang, l’ASA a également joué un rôle décisif dans la défense du droit d’eau. À plusieurs reprises, elle est intervenue pour gérer des situations concurrentielles susceptibles d’en limiter le débit : un prélèvement d’eau par le groupe BRL* puis un aménagement hydraulique, qui étaient prévus en amont de sa prise d’eau, et la construction d’une microcentrale en aval.
Animée par des hommes et des femmes dévoués, financée par les cotisations des adhérents et soutenue par l’État qui subventionne certains projets d’aménagement ou d’entretien, l’association n’a jamais failli dans la mise en œuvre et le perfectionnement de ses missions. Sa gestion exemplaire en fait un modèle du genre, qui accompagne depuis 50 ans l’admirable combat des agriculteurs pour préserver ce fragile équilibre.

La mort de l’usage ?

De moins en moins pratiquée, la submersion des vignobles dans l’Étang de Marseillette peut-elle disparaître ? D’après les intéressés, son extinction n’est pas encore d’actualité. Cependant, certaines évolutions récentes méritent d’être questionnées.
Les « lessivages » aux fins de dessalement du sol sont aujourd’hui moins fréquents (tous les 4 à 6 ans, en fonction des parcelles), car les remontées salines diminuent après des décennies de submersion. L’inondation est en outre contraignante en ce qu’elle oblige à interrompre l’exploitation pendant 40 jours ; un excès d’eau peut également nuire à la vigne. Aussi de nombreux viticulteurs s’exonèrent-ils de l’usage. Rappelons enfin que le fléau du phylloxéra est aujourd’hui maîtrisé. En effet, quand le vignoble de l’Étang a été restructuré dans les années 90, on a abandonné les variétés traditionnelles (alicante, carignan) pour de nouveaux cépages (sauvignon, chardonnay, viognier, cabernet…) en privilégiant des plants greffés qui résistent au phylloxéra. Pour la culture de ces derniers, les techniques viticoles divergent. Il y a ceux qui perpétuent l’usage de la submersion hivernale, tous les 2 ou 4 ans, parce que s’il ne détruit plus le cep, le puceron n’en attaque pas moins les jeunes racines et affaiblit la plante. Aussi, pour garantir la vigueur de la vigne, la submersion est-elle toujours recommandée. D’autres, en revanche, ont complètement renoncé à cette pratique dans la mesure où le porte greffe est résistant et que le phylloxéra ne tue plus.
Bien que ces mutations semblent annoncer l’extinction progressive de l’usage, faute de pratique, rappelons quand même que la submersion est également éprouvée, certes de manière contingente, pour prévenir les dommages des gelées de printemps. Or, questionner la vie d’un usage exige d’en évaluer tous les paramètres. Aussi, pour conclure sur ce point, nous garderons-nous de toute ambition prédictive. C’est un constat nuancé qui s’impose : s’il est incontestablement affaibli dans sa portée et sa périodicité, l’usage de la submersion des vignobles de l’Étang de Marseillette n’est pas encore mort.

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Lexique

Bateau-vanne. Dispositif de curage des canaux. Barque à fond plat munie à sa proue d’une lame amovible qui chasse les sédiments accumulés tout en propulsant l’embarcation.
BRL. Compagnie d’aménagement du Bas-Rhône et du Languedoc, dite groupe BRL, chargée de missions de service public pour la maîtrise générale de l’eau et du développement rural de la basse vallée du Rhône et du Languedoc-Roussillon.
Colmatage. Opération consistant à faire déposer par sédimentation les matériaux charriés par l’eau, pour exhausser le niveau des terres basses marécageuses et les fertiliser.
Curage. Opération consistant à évacuer les limons et plantes aquatiques qui s’accumulent dans les canaux et entravent l’écoulement de l’eau.
Eaux de colature. Eau excédentaire des irrigations.
Étiage. Niveau moyen le plus bas d’un cours d’eau.
Faucard. Faux à long manche utilisée pour couper les plantes aquatiques.
Faucardage. Opération consistant à couper et déblayer les roseaux et autres plantes aquatiques qui obturent rigoles et canaux.
SAFER. Société d’aménagement foncier et d’établissement rural

Bibliographie:

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J.-P. Malis, L’association syndicale autorisée de l’ancien Étang de Marseillette, 1965-2006, [dactyl.], 2006
C. Monié, Une histoire de l’assèchement de l’Étang de Marseillette, t. 1 : La période Lawless (1789-1844), t. 2 : La période Camman (1900-1942), Ouvrage auto-édité, 2013
R. Pech, « Les métamorphoses du paysage viticole audois au XXe siècle », in J.-L. Abbé (dir.), Une longue histoire. La construction des paysages méridionaux, Toulouse : Presses Universitaires du Midi, 2012, p 117-124
J.-B. Uthéza, Monographie d’Aigues-Vives et Saint-Frichoux, Carcassonne : Impr. De V. Bonnafous-Thomas, 1905