Le contrôle de la pêche par les prud’homies sur le littoral de l’Occitanie

par | Commerce, Maritime

Le coin du touriste

Les prud’homies de pêche constituent des corporations coutumières spécifiques au littoral méditerranéen français. Il s’agit d’institutions très anciennes nées de regroupements de pêcheurs dans des communautés professionnelles, destinées à organiser et discipliner leur activité en tenant compte des contraintes du milieu naturel.

Elles exercent des attributions à la fois réglementaires et juridictionnelles, fixent les cadres d’exercice de l’activité piscicole, veillent au respect des règles posées en exerçant un contrôle disciplinaire sur les pêcheurs, et tranchent les litiges qui  peuvent survenir entre ces derniers.

Le fonctionnement de la communauté de pêcheurs est ainsi assuré par la communauté elle-même, représentée par des prud’hommes pêcheurs élus par leurs pairs, au nombre de trois à cinq selon l’importance de la communauté, au sein desquels le prud’homme major joue un rôle central. 

Les prud’homies définissent par exemple la répartition des zones de pêche entre les pêcheurs dans l’espace mais aussi dans le temps, les pêcheurs se relayant pour exploiter une zone particulière. Elles précisent la nature des espèces de poissons qui peuvent être prélevées en fonction des saisons, ainsi que les modes de pêche, notamment le matériel de pêche et le temps de trempage des filets.

Les prud’homies de pêche assurent ainsi la pérennité d’une pêche côtière artisanale. Elles veillent à l’exploitation raisonnée des ressources marines et à la préservation de la biodiversité. La diffusion des règles prud’homales fait de cette communauté un lieu de transmission des techniques traditionnelles de pêche et d’organisation de l’activité des pêcheurs.

Le pêcheur qui ne respecte pas ces règles peut être jugé par la prud’homie, et faire l’objet d’une sanction disciplinaire. Dans les litiges entre pêcheurs, les prud’hommes privilégient cependant le recours à la médiation avant la saisine de la juridiction prud’homale. Ils s’entretiennent avec les pêcheurs et s’efforcent de trouver un arrangement entre eux.

Leur légitimité face aux pêcheurs est forte parce qu’ils sont eux-mêmes des professionnels de la pêche et qu’ils connaissent bien le métier, la zone de pêche ainsi que les différents problèmes que peuvent rencontrer les pêcheurs. Ils sont de ce fait à même de prendre des décisions pertinentes, adaptées au terrain et susceptibles d’être aisément appliquées par les pêcheurs.

On trouve aujourd’hui 33 prud’homies sur le littoral méditerranéen, elles se situent à : Saint-Cyprien, Saint-Laurent-de-la-Salanque, Leucate, Port-la-Nouvelle-Bages, Gruissan, Valras, Agde, Sète-Mole, Sète-étang de Thau-Mèze, Palavas, Le Grau-du-Roi, Martigues, Marseille, Cassis, La Ciotat, Bandol, Sanary, Le Brusc, La Seyne-sur-Mer, Toulon, Le Lavandou, Saint-Tropez, Saint-Raphaël, Cannes, Golfe-Juan-Antibes, Cagnes-sur-Mer, Nice, Villefranche-sur-Mer, Menton, Bastia, Calvi-Ile Rousse, Ajaccio et Bonifacio.

Prud’homie de pêche de l’étang de Thau : Maison de la Mer – Quai Baptiste Guitard 34140 MEZE

Le coin de l'historien

Les premières communautés prud’homales semblent s’être formées dès l’Antiquité sur les côtes méditerranéennes. Les pêcheurs se sont réunis de manière à organiser l’exercice de la pêche dans les zones littorales de la Méditerranée, qui présentent des contraintes spécifiques liées au climat et aux caractéristiques des zones de pêche. Le climat est marqué par de fortes chaleurs l’été, qui peuvent fragiliser certaines espèces de poissons ou les exposer à des maladies, et par des vents violents l’hiver, occasionnant des courants marins qui rendent la pratique de la pêche en mer difficile.

Ces conditions environnementales ont poussé les pêcheurs à adapter leur activité en privilégiant la pêche en mer en été et dans les étangs en hiver, par exemple, ou encore à concentrer la pêche sur certaines espèces de poissons pendant la saison chaude de manière à préserver les plus fragiles. La pêche littorale se pratique par ailleurs soit dans des étangs peu profonds, soit en bord de mer où le plateau continental est beaucoup plus étroit que sur le littoral atlantique. Les zones de pêche sont dès lors généralement exiguës, imposant aux pêcheurs de s’organiser de manière rigoureuse pour se répartir l’activité dans l’espace et dans le temps. 

Ces communautés prud’homales se sont structurées sous forme de prud’homies essentiellement à partir du 10ème siècle. Sous l’Ancien Régime, elles étaient constituées sous forme de corporations et jouaient un grand rôle aussi bien dans la réglementation de la pêche que dans la sanction de celle-ci et la gestion des conflits entre pêcheurs.

Elles décidaient des modalités d’exercice de la pêche, de la répartition des zones de pêche entre les pêcheurs, des techniques de pêche et des horaires de pose et de relève des filets, notamment. Elles exerçaient encore des pouvoirs disciplinaires et juridictionnels, en sanctionnant les violations de la réglementation qu’elles avaient édictée et réglant les litiges entre pêcheurs. Tous les pêcheurs qui exercent leur activité dans la zone couverte par la prud’homie, qu’ils soient français ou étrangers, doivent en respecter les règles.

Ces prud’homies ont été reconnues comme organisme professionnel par le pouvoir royal à travers des lettres patentes, qui constituaient des formes d’actes législatifs émis par le Souverain, puis par la Grande ordonnance de la Marine du 31 juillet 1861, relative à la police des ports, côtes et rivages de la mer, dite ordonnance de Colbert. Si la Révolution française a entraîné la disparition des corporations, les prud’homies ont continué à exister et à exercer leurs attributions. 

Le renforcement de la centralisation et le contrôle grandissant de l’administration ont quelque peu réduit leurs prérogatives au cours du XIXe et du XXXe siècles. Différents textes ont alors à la fois consacré les prud’homies et encadré leurs pouvoirs. Un décret loi du 9 janvier 1852 a notamment transféré leur pouvoir juridictionnel en matière correctionnelle aux tribunaux de droit commun. Le régime juridique des prud’homies a encore été précisé par le décret portant réglementation sur la pêche maritime côtière dans le premier arrondissement maritime du 5 juillet 1853 puis par le décret portant réglementation de la pêche côtière dans le cinquième arrondissement maritime du 19 novembre 1859.

Après la Seconde Guerre mondiale, l’ordonnance du 14 août 1945 portant réorganisation des pêches maritimes a institué des comités locaux et régionaux des pêches maritimes mais décidé que les attributions confiées à ces organismes ne portaient aucune atteinte à celles des prud’homies, pour la région méditerranéenne. Un décret du 15 janvier 1993 a défini les limites géographiques des différentes prud’homies.

Le coin du juriste

Les prud’homies de pêche sont des personnes morales

Les prud’homies de pêche ont la personnalité juridique, c’est-à-dire qu’elles sont aptes à être titulaires de droits et débitrices d’obligations. En tant que groupements organisés, elles constituent des personnes morales, à la manière des sociétés, des associations déclarées et des syndicats professionnels. Cette personnalité morale leur permet notamment d’agir pour défendre les méthodes d’exploitation des ressources halieutiques traditionnellement mises en œuvre sur le littoral méditerranéen, et assurer la préservation du territoire de pêche.

Elles ont ainsi la capacité d’ester en justice, et peuvent exercer les droits de la partie civile pour obtenir réparation en cas d’infraction à la réglementation de la pêche maritime portant préjudice aux intérêts collectifs qu’elles ont pour objet de défendre, par exemple lorsque le déversement d’eaux usées a entraîné une pollution du système lagunaire. Elles peuvent mener des actions en justice pour faire reconnaître que les étangs où se pratique la pêche traditionnelle appartiennent bien au domaine public et ne peuvent donc pas faire l’objet d’une appropriation privée qui empêcherait les pêcheurs d’exercer librement leur activité. Elles protègent les zones de travail des pêcheurs en luttant contre les projets de comblement et d’urbanisation d’étangs, et assurent ainsi aussi la protection de la biodiversité.

Les prud’homies de pêche adoptent des règlements rappelant les usages de la pêche côtière

Les prud’homies de pêche émettent des règlements prud’homaux qui retranscrivent les usages suivis par les pêcheurs dans le ressort de la prud’homie, relativement aux méthodes de pêche et à la répartition des zones de travail entre les pêcheurs, mais aussi au fonctionnement de la prud’homie elle-même, précisant par exemple les modalités de réunion des membres de la prud’homie sous forme d’assemblée générale et d’élection des prud’hommes pêcheurs amenés à gérer la prud’homie.

Les règlements prud’homaux permettent aux nouveaux arrivants de prendre connaissance de ces usages, et servent de référence en cas de litige. Ils sont adoptés à la majorité des membres de la prud’homie réunis en assemblée générale, et sont opposables à l’ensemble des pêcheurs amenés à travailler dans le ressort de la prud’homie, de manière régulière ou même simplement ponctuelle, après affichage en mairie ou dans les capitaineries des ports.

Les prud’hommes pêcheurs recherchent et constatent les infractions en matière de pêche côtière dans le ressort territorial de la prud’homie

Les prud’hommes pêcheurs peuvent constater les infractions à la réglementation de la pêche côtière et aux règlements prud’homaux à bord des navires et dans les locaux ou installations à usage professionnel. Pour ce faire, ils peuvent donner l’ordre à un navire de s’arrêter, monter à bord pour inspecter les différentes zones du navire et vérifier les espèces de poissons capturées, le matériel de pêche ainsi que les documents professionnels en possession des pêcheurs. Ils ont le droit de requérir directement la force publique pour saisir les filets de pêche, engins et matériels ayant servi à commettre l’infraction, ainsi que les produits de la pêche réalisée.

Les prud’homies de pêche exercent des fonctions juridictionnelles

Les prud’homies de pêche connaissent des litiges entre pêcheurs relatifs à l’exercice de la pêche. 

La juridiction prud’homale est composée de patrons pêcheurs qui sont élus tous les trois ans par leurs pairs et constituent donc des magistrats temporaires. Seuls sont éligibles les pêcheurs expérimentés, qui ont exercé la pêche pendant dix ans dans le ressort de la prud’homie, dont cinq ans comme patron. La juridiction prud’homale est, sauf empêchement, présidée par le premier prud’homme, et elle est composée d’au moins trois prud’hommes lorsque la prud’homie comporte cinq membres.

Le Code de l’organisation judiciaire classe les prud’homies de pêche dans la catégorie des juridictions judiciaires d’attribution du premier degré, comme le tribunal de commerce. Les juridictions d’attribution ne connaissent que des affaires qui relèvent des domaines de compétence définis qui leur ont été impartis, par exemple le bail rural pour les tribunaux paritaires des baux ruraux. Les juridictions du premier degré rendent des jugements qui sont généralement susceptibles d’appel devant une juridiction du second degré, l’arrêt rendu par le juge du second degré pouvant ensuite faire l’objet d’un pourvoi devant la Cour de cassation, plus haute juridiction de l’ordre judiciaire.

Tel n’est cependant pas le cas des décisions prises par les prud’hommes pêcheurs, « qui connaissent seuls, exclusivement et sans appel, révision ou cassation, de tous les différents entre pêcheurs, survenus à l’occasion de faits de la pêche, manœuvres et dispositions qui s’y rattachent, dans l’étendue de leur juridiction ». Les prud’homies de pêche connaissent une autre spécificité procédurale, l’absence de représentation des parties au litige par un avocat. Le demandeur et le défendeur sont simplement appelés à la barre par le premier prud’homme, qui tient le rôle de président du tribunal. 

L’absence d’indépendance des prud’hommes pêcheurs par rapport à l’administration a été critiquée au motif qu’elle serait contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme (CEDH), parce que la Cour européenne des droits de l’homme, chargée de l’application de cette Convention, a jugé que les juridictions devaient présenter des garanties d’indépendance organique et fonctionnelle. Selon le décret du 19 novembre 1859, les prud’hommes pêcheurs exercent en effet leurs fonctions « sous l’autorité du commissaire de l’Inscription maritime », et doivent prêter serment avant leur entrée en fonction, en jurant de se « conformer aux ordres donnés par leurs supérieurs ». « Lorsque deux tribunaux de prud’hommes prétendent à la connaissance de la même affaire, le conflit de juridiction est porté par la voie hiérarchique devant le Directeur de l’Inscription maritime ».

Les prud’hommes pêcheurs peuvent de plus être révoqués de leurs fonctions par le Directeur de l’Inscription maritime après une simple enquête préalable à laquelle procède l’administrateur de l’Inscription maritime. La dissolution de la prud’homie peut être prononcée par le Ministre chargé de la Marine marchande sur la proposition du Directeur de l’Inscription maritime. L’absence d’indépendance relevée résulte cependant de la volonté étatique contemporaine d’encadrer et de contrôler une institution corporative à l’origine purement coutumière, donc née spontanément de la pratique dans un cadre extra-étatique.

Les prud’homies disposent également d’un pouvoir disciplinaire à l’égard des pêcheurs qui ne respecteraient pas les règles usuelles de la prud’homie, rappelées dans les règlements prud’homaux. Le pêcheur qui ne se conforme pas aux règles de partage des zones de pêche entre les pêcheurs, qui utilise un matériel ou des méthodes de pêche différents de ceux qui sont en usage dans le ressort de la prud’homie, pour se livrer à une exploitation intensive et non pas raisonnée des ressources halieutiques, peut ainsi faire l’objet d’une sanction disciplinaire. Il en est de même du pêcheur qui trouble le fonctionnement des assemblées organisées par la prud’homie ou plus généralement qui manque aux règles d’organisation de celle-ci.

Bibliographie:

– A. Brès, Valoriser les usages par une institution corporative : les prud’homies de pêche méditerranéennes, in Valoriser les usages : Approches…, Institut des usages, Coll. Droit des usages, 2020, p. 129 s.

– F. Feral, Un hiatus dans l’administration et la politique des pêches maritimes : les prud’homies de pêcheurs de Méditerranée, Norois, 1987, Poitiers, t.34

– N. Pehau, Prud’homies et droit des ressources de la mer : de la corporation à la communauté de pêche, Droit Maritime Français, 1er déc. 2005, n° 665, p. 1060 s.

– E. Templier, Prud’homies de pêche de Méditerranée française, L’Encre de mer, 2013 ; La gestion collective des droits d’usage par les prud’homies méditerranéennes de patrons pêcheurs, un modèle pour l’avenir, Entreprendre en Communs, L’encre de mer, 2018