Le salage des caves d’affinage à Roquefort-sur-Soulzon (12)

par | Agriculture, Commerce, Gastronomie

Le coin du touriste

Parler du salage des caves d’affinage en Occitanie, c’est évidemment parler des caves d’affinage du célèbre roi des fromages : le Roquefort. Le siècle des Lumières inspirera Diderot qui lui donna ce titre… Donc, parler du salage des caves d’affinage en Occitanie, c’est parler des caves d’affinage situées sur la commune de Roquefort-sur-Soulzon, en Aveyron.
En région Occitanie.
En France.
Et nulle part ailleurs dans le monde, puisque le Roquefort est affiné exclusivement dans ces caves naturelles !

Le saviez-vous ?

Le Roquefort est le premier fromage à pâte persillée, fabriqué avec du lait cru de brebis, de race Lacaune (une race également du coin…), à avoir bénéficié de la première Appellation d’Origine fromagère, au début du XXème siècle, en 1925 !
Et il est une AOP (Appellation d’Origine Protégée) depuis 1996 !

Mais avant de rentrer dans le vif du sujet, quelques mots très brefs, sur la définition de l’affinage d’un fromage.

Car, qui dit caves d’affinage, dit affinage !
L’affinage consiste à placer le fromage dans un environnement propice à son développement : une cave d’affinage pour fromage (cf. https://www.produits- laitiers.com/quest-ce-laffinage/).

Le Roquefort est donc affiné, nulle-part ailleurs, qu’à Roquefort-sur-Soulzon.

Oui !
Aujourd’hui !
Mais, le roquefort n’a pas toujours été affiné que dans ce village…
Ce n’est qu’à l’issue de batailles judiciaires, qu’ont gagnées les affineurs roquefortais (c’est-à-dire des affineurs du village de Roquefort-sur-Soulzon), que la zone géographique des « vraies » caves d’affinage du Roquefort a été enfin délimitée. Certains avaient oublié que le roi Charles VI avait offert dès le XVème siècle le monopole de l’affinage aux habitants de Roquefort…
Exit les caves dîtes « bâtardes », qui, à ce moment-là, pullulaient aux alentours !

L’article 2 du Décret du 22 octobre 1979, relatif à l’appellation d’origine « roquefort », entérine cette délimitation, en disposant que :
Les « caves naturelles de la commune de Roquefort-sur-Soulzon (Aveyron), [sont] situées dans la zone des éboulis de la montagne du Combalou délimitée par le Jugement du Tribunal de Grande Instance de Millau du 12 juillet 1961, parcourues par des courants d’air frais et humide provenant des failles calcaires (fleurines*) de cette montagne ».

Depuis, le Roquefort n’est affiné qu’à Roquefort-sur-Soulzon, en Occitanie !

Les origines des caves d’affinage sont intimement liées à celles du Roquefort

Et les origines du Roquefort sont intimement liées au massif du Combalou, montagne qui surplombe le village de Roquefort-sur-Soulzon, qui, en s’effondrant il y a environ un million d’années, a créé un site géologique unique constitué de grottes et de failles, des cheminées naturelles appelées « fleurines ».

L’homme a ensuite su travailler avec la nature pour façonner et construire les caves d’affinage du Roquefort.

En 1789, Jean-Antoine CHAPTAL (1756-1832) explore les caves de Roquefort et en donne un descriptif précis :
« Ces caves sont adossées contre le rocher, quelques-unes sont même placées dans les crevasses ou grottes naturelles ou artificielles ; d’ailleurs, un seul mur du côté de la rue est souvent tout ce que l’art a eu à faire. On aperçoit, dans toutes ces caves, des fentes de rocher par où s’introduit un courant d’air frais dirigé du sud au nord ; très peu de caves reçoivent du courant de l’est ; celui du sud est préférable. On a observé que plus l’air extérieur est chaud, plus le courant est froid et fort. Le degré de température varie dans les caves relativement à leur exposition et à la chaleur atmosphérique. Le vent du sud favorise encore la fraîcheur des caves » (cf. Extrait du Le Livre blanc du Roquefort Fromage underground Novembre 2015 Edition FROMAGES& Chefs).

Aujourd’hui encore, un des sept fabricants du Roquefort AOP, Société des Caves, dénommé ci-après « Société », utilise ses caves naturelles, pour affiner chacun de ses trois Roqueforts AOP Société.

Les caves Société sont les plus anciennes de Roquefort-sur-Soulzon.

Ici chaque pierre, chaque poutre, chaque voûte a son histoire et témoigne de son époque.
De ce fait, chaque cave possède sa personnalité, son charme, mais surtout un microclimat qui va induire une conduite d’affinage qui lui est propre.
Chaque élément des caves joue un rôle dans l’affinage du fromage.

Vous l’aurez compris, il ne sera pas fait ici mention du sel, en tant qu’ingrédient rentrant dans la fabrication du fromage de Roquefort (cf. La tradition fromagère de Roquefort – Des cabanes aux caves – Edition Musée du Rouergue Roquefort 1980 – page 21 – salage). Mais bien du rôle du salage des caves d’affinage situées à Roquefort-sur-Soulzon.

« Le salage des caves en bois est partie intégrante de l’affinage » a pris le temps de nous expliquer Jacky CARLES, Maître Affineur Société depuis 33 ans, lors de notre interview du 26 juillet 2021.

Jacky CARLES est un des trois Maîtres Affineurs Société, aux côtés de Bernard ROQUES, que nous avons également interrogé.

Le bois des caves, durci par le salage, apporte les propriétés de conservateur et de capteur d’humidité. « Le salage permet de garder les caves en bon état, qu’elles restent saines, et le plus humides possibles » « Le sel aide à assainir nos caves, et à ce qu’elles durent confortablement dans le temps ».

Les pains de Roquefort AOP SOCIETE (pour les non-initiés…, meules !), une fois piqués et sondés, sont déposés dans les caves d’affinage qui leur sont dévolues pendant la durée d’affinage, durée minimale définie par le cahier des charges de l’AOP Roquefort.

Les caves d’affinage sont « pleines », c’est-à-dire garnies de pains de roquefort, de décembre à juillet, compte tenu de la production saisonnière de lait de brebis.

Elles seront « vides » de juillet à février.

Et chaque année, c’est la même chose depuis…

« C’est un perpétuel renouvellement, un système cyclique », nous déclare quelques jours après l’interview du Maître Affineur Jacky CARLES, le 3 août 2022, Francis BOUSQUET, Responsable de l’affinage chez SOCIETE depuis 1983.

Et elles seront ensuite vidées puisque la durée d’affinage est réglementée.

Elles seront vides d’août à novembre, chaque année.
Et c’est durant cette période que le sel va entrer en fonction, une fonction tout à fait singulière.

Dès qu’il n’y a plus un seul pain (ou meule) de roquefort en caves, les caves d’affinage vont faire l’objet d’un nettoyage tout à fait particulier.

« Les caves d’affinage vont être salées avec du gros sel de mer, du sel sec ».

Ce sel arrive directement des Salins du Midi d’Aigues-Mortes, dans le Gard, au cœur de la Camargue.
Anciennement, le sel de mer venait également du site de La Palme dans l’Aude, appartenant également aux Salins du Midi.

Ce salage se fait en deux temps, dès que les caves d’affinage sont vidées et ensuite, un mois avant l’arrivée de nouveaux fromages de la nouvelle saison.
Les brebis Lacaune ne produisent pas de lait toute l’année, mais sept mois par an.

Juste avant l’arrivée de nouveaux fromages, donc, les caves d’affinage vont être à nouveau saupoudrées, cette fois-ci version tempête de neige !

« Il s’agit d’un gros salage » pour Francis BOUSQUET, Responsable de l’affinage chez Société depuis novembre 2009, que nous avons interviewé le 3 août 2021.

12 tonnes de sel de mer vont être utilisées annuellement pour ces deux opérations.
Ce qui amène Société à s’approvisionner deux fois par an auprès des Salins du Midi.

Le sel de mer est LE SEUL produit nettoyant utilisé en caves chez Société. « Le seul aseptisant », nous confirme, lors de notre interview le 16 août 2021, Bernard ROQUES, Maître Affineur Société depuis 26 ans !

« Aucun autre produit lessiviel n’est utilisé dans les caves d’affinage Société. On dit qu’il est bactériostatique. La dose croissante de sel de mer réduit l’activité bactérienne jusqu’à la stopper », nous précise Francis BOUSQUET

De mémoires d’hommes, le sel de mer a toujours été utilisé

Un usage qui s’est perpétué, chez Société, de génération en génération de Maîtres Affineurs Société, véritables porteurs de mémoires !

Le sel de mer, dans les caves d’affinage, a donc deux fonctions :
⦁ Comme vu précédemment, il a une fonction bactériostatique, essentielle ! ;
⦁ Cette protection saline est aussi hygroscopique. Ce sel a la propriété d’absorber et de retenir l’humidité dans le bois des caves. « Il aide le bois à capter le maximum d’humidité », nous déclare Bernard ROQUES. Fonction importante à deux titres, d’une part pour la conservation du bois et d’autre part, lorsque les fleurines ne soufflent plus, le bois va restituer un peu de son humidité !!!

 

*De l’occitan fleurar : « souffler » ; fissure due à l’érosion, assurant la ventilation de cavités souterraines (Le Robert 2000).

 

Le coin de l'historien

Il n’existe aucun écrit, aucun document spécifique, décrivant ce « savoir-faire » ou ce process, concernant l’utilisation du sel de mer comme produit de nettoyage du bois des caves d’affinage de Roquefort.

On trouve des écrits, récits, et thèse concernant le Roquefort et sa fabrication.
Mais aucune allusion concernant cette pratique ancestrale dans aucun livre !

Seule est citée, dans différents ouvrages, l’intervention du sel en tant qu’ingrédient dans le procédé de fabrication du Roquefort devenu AOP :

  • « Fleurines et ROQUEFORT » d’Elian DA SILVA de Dominique LAURENS – Editions ROUERGUE (1995) ;
  • « LES CAVES DE ROQUEFORT – Inventaire des mots, des instruments et des procédés traditionnels de l’affinage » de Robert AUSSIBAL – Edition Musée du Rouergue (1984) ;
  • « Une industrie pastorale LE ROQUEFORT » – LALLEMAND EDITEUR (1981) ;
  • « Le ROQUEFORT » par E. MARRE, Professeur départemental d’Agriculture de l’Aveyron – RODEZ – E. CARRERE Editeur (1906) ;
  • « Le sacre du roquefort– L’émergence d’une industrie agroalimentaire » de Sylvie VABRE Presses Universitaires de Rennes – Presses Universitaires François Rabelais (2015).

Chez Société, Francis BOUSQUET, en sa qualité de Responsable de l’affinage, nous a expliqué qu’il n’avait « jamais vu, ni lu d’écrits sur le salage des caves d’affinage ». « Cette pratique a toujours existé depuis que les caves d’affinage existent ! »

Jacky CARLES, lors de notre interview, n’a pu dater la mise en place de cette « pratique ». « Elle existait quand je suis arrivé en caves en 1983 ». Et nous sommes en 2021 !

Il nous a expliqué comment en regardant, en écoutant les anciens Maîtres Affineurs Société, en les questionnant, il a appris ! Surtout en les regardant !

Quant à Bernard ROQUES, c’est Maurice ASTRUC, ancien Maître Affineur Société, qui a malheureusement disparu, qui lui a appris « le geste spécifique ». On ne sale pas les caves n’importe comment. « Il ne faut pas faire de tas ». Ce savoir-faire, il le tient de Maurice ASTRUC, et il en est fier.

« C’est venu au fil du temps »

Mais dans son discours, Bernard ROQUES va bien au-delà de la description du geste technique proprement dit. « Le salage des caves d’affinage, c’est le respect de la parole des anciens. Et chaque fois, ce qu’ils nous ont enseigné se vérifie ».

Pour Jacky CARLES, « il s’agit d’une vraie transmission orale. Les anciens m’ont raconté ».
« Le rôle du salage des caves, dans le process global d’affinage, a pris [pour lui] un vrai tournant en 2004 » suite au Règlement (CE) n°1935/2004 du 27 octobre 2004 concernant les matériaux et objets mis ou destinés à être mis au contact des denrées alimentaires.
« L’impact bactéricide du sel, lors du salage des caves d’affinage, fait depuis partie intégrante du process global d’affinage ». Ce chef de cave a beaucoup insisté sur ce point, qu’il considère majeur.

Pour Francis BOUSQUET, « on sait, on a toujours su, par expérience que le sel durcit le bois ».
Il nous parle de la Marine, où le bois a été, est trempé dans l’eau salée pour le durcir.

Il nous rappelle que le sel est aussi utilisé comme conservateur pour la nourriture depuis la nuit des temps. « Le sel sèche la nourriture. Et Roquefort-sur-Soulzon est sur la Route du Sel ! »

« Il n’a jamais été trouvé de processus équivalent pour protéger le bois et la pierre »

Il sait, par ailleurs, que « le simple salage des Roqueforts ne pourrait suffire à assainir une cave ». Il évoque, à ce propos, le salage qui intervient dans le processus de fabrication du Roquefort.
Société ayant des caves en bois, « le sel de mer a toujours été privilégié ».

Le coin du juriste

Le salage des caves d’affinage peut-il être défini comme un usage au sens du Droit des usages ?

  • La formation de cet usage coutumier est née d’une connaissance empirique et scientifique du milieu qu’est la cave d’affinage.
  • L’ancienneté de cet usage est ancestrale.

Pour le juriste, que nous sommes, les différents témoignages recueillis nous ont fait comprendre, que ce savoir-faire, cette technique de nettoyage a toujours existé.

Comme si cet usage était né spontanément il y a des centaines d’années. « C’est historique ! », nous a-t-on répété. Impossible de dater la mise en place ou sa mise en œuvre de cet usage ancestral.

Les factures libellées au nom de la société Les Salins du Midi retrouvées dans les archives ne sont datées que d’il y a 10 ans… malheureusement…
De plus, cet usage a été généralisé à toutes les caves Société, car toutes sont en bois. Il est vraisemblable que cet usage est généralisé à toutes les caves d’affinage en bois !

  • Sa constance naît de la transmission orale de cette pratique, de générations en générations de Maîtres Affineurs Société.

Quand, comment, pourquoi saler les caves en bois, à deux reprises ?

Il y a « quelque chose d’induit ».
Cet usage tire sa légitimité de cette pratique répétée et observée dans le passé et qui est encore en vigueur à ce jour.

⦁ Cet usage présente, par ailleurs, deux originalités :
⦁ Son effet sur l’économie locale
Cette pratique soutient l’économie du Sud de la France, l’économie locale.
Les Salins du Midi d’Aigues Mortes, dans le Gard, sont le « fournisseur officiel de sel de mer » de Société depuis des temps très anciens.
Tout le monde connaît la marque La Baleine et la production du sel marin de cette société aux cristaux naturellement blancs.

Une pratique pro-environnementale RSE et même écoresponsable avant l’heure !

  • En effet, cette démarche intègre bien les enjeux du développement durable, en l’espèce dans le domaine de la production ;
  • Et le salage des caves d’affinage est né bien antérieurement au principe d’éco responsabilité, qui a vu le jour dans les années 1970 !

Aujourd’hui, cet usage non écrit peut être, incontestablement, reconnu comme une pratique RSE (Responsabilité Sociétale des Entreprises).

  • Pour rappel, la RSE également appelée responsabilité sociale des entreprises est définie par la ⦁ Commission européenne comme, en autres, l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations environnementales.
  • En d’autres termes, la RSE c’est « la contribution des entreprises aux enjeux du développement durable ».

En effet, les dirigeants de Société, ont été de véritables précurseurs en la matière, et ont lancé cette démarche RSE, bien avant l’heure. Par ailleurs, la production du sel au sein des Salins d’Aigues Mortes maintient une biodiversité exceptionnelle, et préserve la nature.

De plus, ce choix permet de ne faire rentrer aucun produit lessiviel dans les caves d’affinage. Le sel, faut-il le rappeler, est un ingrédient entièrement naturel !

Vu ce qui précède, nous sommes bien en présence d’un usage constant.
Un usage qui n’est pas prêt de s’éteindre !