Le coin du touriste
La ferrade
Dès les beaux jours, nous les voyons arriver, tous ces culs-terreux, faire leur barbecue sur nos pelouses. Ils viennent juste nous voir brûler le pelage. Ils appellent cela la « ferrade ». C’est devenu un folklore très couru. Tant qu’ils sont là, c’est pas qu’on le sent pas passer, mais on est pas en difficulté dans l’arène, ce sera plus tard, et c’est justement ce dont nous voulons vous entretenir sans délai.
Le touriste
Pour la partie « coin du touriste », il y a du grain, la denrée n’est pas rare dans notre région, et chaque année c’est près d’une centaine de corridas organisées dans le Midi.
Il est vrai que Toulouse a détruit ses Arènes du Soleil d’Or il y a bien des lunes (1990), Rieumes a fini par céder après des batailles judiciaires épiques (voir ci-après « le coin du juriste »), et on a vu la dernière corrida à Fenouillet en 2007.
Mais une élite raffinée s’est emparée des grandes ferias de Nîmes, d’Arles, de Béziers. On les multiplie même, à Nîmes celle de Pentecôte puis celle des Vendanges, en Arles celle de Pâques puis celle du riz, et celle des Saintes-Maries de la Mer, et celle de Vic-Fezensac… jamais de répit ! Cette élite d’aficionados entraîne derrière elle une masse humaine grandissante (plus d’un million de personnes aux meilleurs jours), il faut dire la vérité, peu avertie, mais déversée dans la cité pour des plaisirs dionysiaques.
Ensemble, l’aficionado et le badaud font des événements qu’on dirait inscrits dans l’ADN de ces villes, des phares médiatiques, des gisements économiques et des enjeux politiques.
Pourtant, la contestation s’amplifie, prend des formes spectaculaires, des localités, comme Palavas-les-Flots ou Vergèze, reculent.
Le coin de l'historien
Les origines
Toute cette affaire remonte à des temps fort anciens, et c’est justement, vous le verrez dans le « coin du juriste », la pierre dans notre jardin. Succédant à une très ancienne tauromachie à cheval réservée à la noblesse, la corrida populaire à pied a vu le jour au XVIIe siècle (les débuts légendaires sont cependant attribués à Francisco Romero au début du XVIIIe siècle), en terre d’Espagne, entre moulins de Castille et marismas huelvanas. Et, par capillarité pourrait-on dire, elle est remontée jusques à nos contrées.
La course camarguaise
Bien avant l’importation de la dramatique « course à l’espagnole », notre Midi connaissait la faussement burlesque course camarguaise. On la pratique encore cette joyeuse course avec ses habiles razeteurs qui viennent juste attraper les attributs primés qui nous décorent, elle sent bon la cigale, le pastis et la sieste à l’ombre des persiennes.
Mais voici que pour célébrer le passage à Bayonne du futur roi d’Espagne Philippe V, la ville organise en 1701 la première corrida française. Les choses en restèrent là.
Noces de sang
Mais en 1853, le mariage de Napoléon III avec la fille d’un Grand d’Espagne, Eugénie de Montijo, précipite les choses, car la garce, mais non moins impératrice, est sanguinaire. Avant même les épousailles, Eugénie assiste en 1852 à Saint-Esprit des Landes (Bayonne) à une corrida, et dans les années qui suivent, cette cérémonie auparavant jugée barbare, devient un art et se répand.
Circulaires, y a rien à voir
Après le Second Empire, une circulaire du 4 septembre 1873 interdit les corridas dans le Midi. Mais elles continuent, avec ou sans dérogation. Les maires du Midi se rebiffent contre l’autorité centrale, c’est la fronde de Nîmes à Bayonne. La circulaire Waldeck-Rousseau du 27 juin 1884 dit les corridas et novillades contraires à la « loi Grammont ». Rien n’y fait, le Gard résiste encore et tourne à la révolte. Le 14 octobre 1894, c’est la célèbre « course de la contestation », dans les prestigieuses arènes romaines de Nîmes, menée par le maire lui-même sous la présidence de Frédéric Mistral.
La loi Grammont
Bref, par arrêt du 16 février 1895, la Cour de cassation, reconnaissant au taureau la qualité d’animal domestique (c’est peu flatteur mais nous l’appréciâmes), nous fait bénéficier de cette loi Grammont, du 2 juillet 1850, qui sanctionnait les mauvais traitements aux animaux domestiques. Mais la situation est confuse. Si le 1er septembre 1895 un ministre de l’intérieur, Georges Leygues, fait reconduire à grand bruit à la frontière le matador Mazzantini, l’année suivante, un autre ministre de l’intérieur, Louis Barthou, tolère les corridas.
L’estocade vaut bien une amende
Quoi qu’il en soit, les poursuites n’ont jamais donné lieu qu’à de faibles peines d’amende, en sorte que celle-ci est vécue comme… une taxe ! Il faudra attendre la loi du 24 avril 1951 complétant la loi Grammont pour que le législateur accorde une dérogation pour les courses de taureau.
La feria
C’est dans le sud de la France que la tradition se consolide et s’ancre dans les cultures. On alimente la flamme en organisant la fête, Nîmes crée sa grande feria de Pentecôte dès 1952, celle des Vendanges en 1978, Arles en 1965, Béziers en 1968. Elles prospèrent encore aujourd’hui, même dans des localités plus modestes comme aux Saintes-Maries de la Mer ou à Vic-Fezensac.
Le coin du juriste
La loi me protège
De la loi au code
On l’a vu, la loi Grammont du 2 juillet 1850 sanctionnait déjà les mauvais traitements faits en public aux animaux domestiques. Une loi du 19 novembre 1963 introduit ensuite dans le code pénal un article 453 qui étend la protection aux animaux apprivoisés ou tenus en captivité, et vise les actes de cruauté commis « publiquement ou non ».
L’article 521-1
Et voici ce que dit l’article 521-1 du code pénal actuellement en vigueur, fréquemment modifié jusqu’à l’ordonnance du 5 octobre 2006 qui étend la responsabilité pénale aux personnes morales : « Le fait, publiquement ou non, d’exercer des sévices graves, ou de nature sexuelle (les sévices sexuels ont été ajoutés par la loi du 9 mars 2004, mais rien de tel ne nous est fait), ou de commettre un acte de cruauté envers un animal domestique, ou apprivoisé, ou tenu en captivité, est puni de deux ans d’emprisonnement et de 30.000 euros d’amende ».
L’appareil protecteur est clair et vigoureux, s’il n’y avait été ajouté…
La tradition me condamne
… le misérable alinéa 7
Las ! Las ! Comme disait le poète, l’alinéa 7 (avant 2006 l’alinéa 3) nous réserve une attention toute particulière destinée, a pu dire un préfet de l’Ariège, « à maintenir un équilibre entre un fait culturel indiscutable et la volonté d’une société civilisée ». Le voici : « Les dispositions du présent article ne sont pas applicables aux courses de taureaux lorsqu’une tradition locale ininterrompue peut être invoquée ». L’exception est ancienne, elle fut conçue par la loi Ramarony-Sourbet du 24 avril 1951.
Une notion incertaine
Nous voilà désignés animal du sacrifice. Mais il y faut une tradition, elle doit être locale, et ininterrompue. Chacun de ces termes est sujet à interprétation par les juges, et leur définition ne s’est pas laissé dire sans difficultés, car la notion de « tradition locale ininterrompue » se prête mieux au lyrisme des prétoires qu’aux critères de qualification juridique, comme en témoigne un arrêt de la Cour d’appel de Toulouse du 3 avril 2000, rendu à l’occasion de la feria de Rieumes, et devenu célèbre : « Il ne saurait être contesté que dans le midi de la France, entre le pays d’Arles et le pays Basque, entre Garrigue et Méditerranée, entre Pyrénées et Gascogne, en Provence, Languedoc, Catalogne, Gascogne, Landes et Pays Basque, il existe une forte tradition taurine qui se manifeste par l’organisation de spectacles complets de corrida de manière régulière ».
Et la Cour de cassation, par un arrêt du 22 novembre 2001 rejetant le pourvoi, et encore par un arrêt du 7 février 2006 confirmant une décision de cette même cour d’appel du 20 janvier 2003, a abandonné aux juges du fond l’appréciation souveraine de l’existence et de l’ancienneté de la tradition locale ininterrompue.
Rieumes, la loi des séries
La chronique judiciaire de la ville de Rieumes illustre bien ces difficultés d’interprétation. Le tribunal de grande instance de Toulouse, venu à nouveau notre secours, interdit par une décision du 9 juillet 2001 une novillade dans la commune de Rieumes. La cour d’appel de Toulouse, appelée en renfort par les furieux de l’estocade, réforme illico la décision par arrêt du 27 mai 2002, tout en relevant qu’à Toulouse, dans la proche agglomération et dans les zones limitrophes, aucune course de taureaux avec mise à mort n’avait été organisée au cours des années précédentes, et que la dernière corrida avait eu lieu à Toulouse en 1976. Il lui a suffi de relever la persistance d’une tradition tauromachique se manifestant notamment par des corridas dans la « zone démographique constituée par la région toulousaine », ainsi que par la permanence d’aficionados et de manifestations culturelles sur le thème de la corrida. Là, c’est le critère géographique qui était en question, « local » n’est pas « localité ».
Mais la Cour de cassation, par une décision du 10 juin 2004, a mis un coup de corne à cet arrêt, au motif qu’il ne précisait pas « si la localité de Rieumes se situait bien dans un ensemble démographique local où l’existence d’une tradition taurine ininterrompue se caractérisait par l’organisation régulière de corridas ».
Par un jugement du tribunal de grande instance de Toulouse du 31 août 2006, la même interdiction était à nouveau prononcée. Ici, c’est le critère temporel qui domine, c’est le caractère ininterrompu de la tradition qui venait à manquer. Mais la Cour d’appel, par arrêt du 7 avril 2008, réforme ce jugement en retenant une interprétation extensive de la notion, et en prévenant cette fois la critique reçue de la cassation du 10 juin 2004. Elle retient en effet que « Rieumes est bien en mesure… d’invoquer à son profit l’existence à Toulouse et dans sa région où nul ne discute que la Commune s’insère, mais également et dans une continuité géographique et culturelle dans les coteaux de Gascogne et la ville voisine de Gimont, d’une tradition locale ininterrompue… qui, par la force et l’ancienneté de son enracinement, s’est maintenue vivace dans les mœurs locales ».
Le patrimoine culturel immatériel de la France et le prestidigitateur
Le coup bas : La tauromachie est inscrite en 2011 à l’inventaire du patrimoine culturel immatériel de la France en application de la Convention de l’UNESCO du 17 octobre 2003, et, sur questions écrites au gouvernement (JO Sénat, 16 et 30 juin 2011), le ministre de la culture Frédéric Mitterrand répond (JO Sénat, 1er sept. 2011) : « il n’est pas envisageable de revenir sur l’inscription telle qu’elle a été prononcée ». Mais la décision d’inscription est attaquée devant le tribunal administratif de Paris, qui rejette la demande d’annulation par jugement du 3 avril 2013, frappé d’appel.
Le tour de passe-passe : Et là, en cours d’instance, nous n’en crûmes pas nos oreilles, la « fiche technique » qui avait « matérialisé » la décision d’inscription est… introuvable ! Plus la moindre trace de la décision scélérate, en sorte que, par arrêt du 1er juin 2015, la cour administrative d’appel a jugé qu’elle devait « être regardée comme ayant été abrogée ». Et le pourvoi a été jugé irrecevable par arrêt du Conseil d’État du 27 juillet 2016.
La perle : Interrogée par l’Alliance anti-corrida, la ministre de la culture Françoise Nyssen fait répondre par courrier du 22 février 2018 qu’elle « ne souhait(ait) pas revenir sur l’abrogation, par décision ministérielle et judiciaire (sic), de cette inscription ». Abrogation implicite ?! Abrogation judiciaire ?!
Le Conseil constitutionnel et la pelle à tartes
Mais le Conseil d’État, par arrêt du 20 juin 2012 rendu sur saisine du tribunal administratif de Paris, avait trouvé dans tout cela l’occasion d’une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) sur la conformité à la Constitution de l’exception nous concernant prévue par l’article 521-1 du code pénal.
Dans son arrêt du 21 septembre 2012, le Conseil constitutionnel répond en premier lieu qu’en son principe elle ne porte atteinte à aucun droit constitutionnellement garanti. C’est, hélas, imparable. Et sur le principe constitutionnel d’égalité, puisque ce n’est pas en tous lieux que la chose est permise, la Haute Juridiction juge qu’il n’est pas méconnu car l’exclusion de responsabilité pénale instituée n’est applicable que dans les parties du territoire national où l’existence d’une tradition ininterrompue est établie, et il ajoute : « pour les seuls actes qui relèvent de cette tradition ».
Qu’est-ce à dire ? Que même dans les localités les plus acquises à la chose, si en habit de lumières vous escagassez l’un des nôtres dans l’arrière-cour avec une tringle à rideaux et une pelle à tartes, la maréchaussée s’emparera de vous comme vulgaire délinquant.
Un juge a posteriori
Tant qu’il s’agit d’interdire les corridas ou de vérifier la constitutionnalité de la loi, l’aléa judiciaire joue contre nous, mais sitôt qu’il s’agit d’apprécier la constitution de l’infraction pénale, ce sont nos pourfendeurs que l’incertitude de la notion de « tradition locale ininterrompue » inquiète, car le juge pénal ne peut répondre qu’au cas par cas, et seulement après que le forfait a été commis.
La grâce m’épargne
Une coutume couleur d’orange
Dans l’arène furieuse, en pays taurin à tradition ininterrompue, une coutume peut encore nous épargner l’issue fatale : l’indulto. La grâce peut en effet nous être accordée à l’heure ultime par l’agitation du foulard orange du président de la corrida, sur demande du public, du matador et du ganadero (manadier). Il faut, pour y prétendre, avoir fait preuve au combat de style et de bravoure.
L’usage est ancien outre-Pyrénées, mais en France il a fallu attendre 1986 pour qu’il en soit… fait usage. Les règlements le rendaient plus difficile, qui, auparavant, n’autorisaient l’indulto que pour les corridas-concours.
Le Règlement Taurin
Car les règlements ont gravé cet usage dans le marbre. En France, c’est le Règlement Taurin Municipal Français, établi en 1972 par l’Union des Villes Taurines de France (UVTF). Son préambule affirme que la célébration des corridas dans les villes membres de l’Union est légale, et par conséquent, exclue des sanctions prévues à l’article 521-1 du Code Pénal, et qu’il devra être obligatoirement observé dans toutes les villes membres de l’Union, signé par tout exploitant d’arène, et annexé au contrat de tous les organisateurs.
Avant 1972, la coutume appliquait l’indulto du règlement national espagnol (texte consolidé, décret-royal du 2 février 1996). Le règlement de l’UVTF n’a pas force de loi tant qu’il n’est pas adopté par un arrêté municipal, mais à défaut, il est néanmoins appliqué coutumièrement dans toutes les localités françaises.
L’heureux article 84
Voici donc son article 84, dont nous rêvons tous de pouvoir bénéficier lorsque sonnera notre heure : « Lorsqu’un animal aura mérité d’être gracié en raison de son excellente présentation et son excellent comportement dans toutes les phases du combat sans exception, notamment en prenant les piques avec style et bravoure, le Président pourra… accorder cette grâce afin que l’animal puisse être utilisé comme « semental » (animal destiné à la reproduction, nous éviterons ici tout commentaire déplacé), après les soins nécessités par son état physique et ses blessures, et participer ainsi à la préservation et l’amélioration de la race et de la caste de l’espèce ».
« Un jour pourtant un jour viendra couleur d’orange »
Depuis la première grâce française obtenue en 1986, nous sommes près d’une centaine à l’avoir méritée dans l’Hexagone, le plus souvent dans les arènes de Nîmes. En France comme en Espagne, les indultos se multiplient, ils sont une vingtaine par an en Europe, et le néologisme pour s’en moquer comme d’une maladie n’a pas tardé à venir : l’indultite.
Si nous ne sommes pas plus braves que nos aînés, serait-ce alors dans le cœur-même des aficionados et des figuras que s’épuise l’attente du geste ultime ? Ne vous moquez pas, avec Aragon laissez-nous rêver.
B. Bennassar, Histoire de la tauromachie, une société du spectacle, Desjonquères, 1993).
G. Marcillac, L’état de grâce de l’indulto, 2019 : https://www.toreoyarte.com/editopinion/letat-de-grace-de-lindulto/
J. Sagnes, Note sur l’implantation en France de la « course de taureaux à la mode d’Espagne », dans Du taureau et de la Tauromachie, Hier et aujourd’hui, dir. H. Boyer, Presses universitaires de Perpignan, 2012, p. 31.
F. Saumade, Les tauromachies européennes, la forme et l’histoire, une approche anthropologique, Éditions du Comité des travaux historiques et scientifiques, 1998.
S-M. Steiner, Protection des animaux au 19ème siècle : 3. Un nouveau front, la corrida, BnF-Gallica : https://gallica.bnf.fr/blog/09122019/protection-des-animaux-au-19eme-siecle-3-un-nouveau-front-la-corrida
Les juristes et la corrida : https://gallica.bnf.fr/blog/11122019/protection-des-animaux-au-19eme-siecle-4-les-juristes-et-la-corrida