L’emploi de la croix occitane à des fins commerciales

par | Artisanat, Commerce, Gastronomie

Le coin du touriste

Si certaines croix comme le laubaru basque sont des signes solaires, les croix d’Occitanie ont des références le plus souvent chrétiennes. Leurs fonctions sont variées ; des croix sont simplement de dévotion, d’autres votives (liées à un vœu formé ou accompli), certaines rogatoires (liées à une prière collective). On trouve aussi dans notre région de nombreuses croix de mission qui commémorent des retraites organisées surtout au XIXème siècle pour renforcer la foi des fidèles. Elles indiquent souvent la date de l’évènement et le nom du prédicateur.

L’Occitanie connaît plusieurs formes de croix originales :

  • La Croix de Camargue créée à la demande du marquis de Baroncelli en 1924 comprend de bas en haut une ancre, un cœur et une croix en forme de trident. Le cœur de cette croix est associé à l’image du Sacré-Cœur souvent brandi par les milieux catholiques au début du 20ème siècle (photo 1).
  • Une visite à La Couvertoirade près de Millau permet de découvrir les magnifiques croix templières figurant sur les stèles discoïdales associées aux Templiers (photo 2). Aujourd’hui, un grand producteur de produits laitiers commercialise ainsi aujourd’hui un fromage de Roquefort sous le nom « Cave des Templiers » en reproduisant cette croix.
  • La croix huguenote aurait été créée à Nîmes vers 1668 (photo 3). La région nîmoise et plus encore les Cévennes portent encore une forte empreinte protestante. Le Musée du Désert à Mialet en témoigne. Il est le lieu chaque année d’un important rassemblement de membres des Eglises réformées de France.
  • La croix la plus représentée est celle des comtes de Toulouse, dite aussi croix occitane, qui a connu bien des vicissitudes. Cette croix est cléchée (ses extrémités se terminent en pointe), évidée et pommetée. Les significations proposées aux pommettes sont soit astrologiques (chacune renvoyant aux signes du Zodiaque), religieuses (renvoi aux douze apôtres) ou solaire (aux douze mois de l’année). Le jeu des couleurs de la croix occitane est aussi particulier : croix dorée sur font rouge ou en termes héraldiques, «d’or sur champ de gueules » ces couleurs rappelant celle des blasons des comtes de Toulouse.
  • Cette croix se retrouve aujourd’hui sur de nombreux produits alimentaires (photo 4).

Le coin de l'historien

La première représentation dans notre région de la croix dite occitane figure sur une bulle apposée sur une charte établie le 1er mai 1171 par Raimond V comte de Toulouse (d’où son nom de croix raimondenque, le mot « Raimond » étant porteur de l’image du rayon du monde). Présente sur des bulles, l’image de cette croix se trouvera ensuite sur des sceaux et des pièces de monnaie.

Le recours à une croix vise à rappeler que les comtes de Toulouse s’étaient illustrés lors de la première croisade où Raimond IV se distingua notamment. Plus précisément, l’origine de la référence à la croix se trouverait dans la cathédrale d’Avignon qui abritait un morceau de la «vraie croix» rapportée de Jérusalem par l’évêque Benezet vers 1047. Des combats entre les comtes de Toulouse et ceux catalans de Barcelone eurent en effet lieu à Avignon et l’adoption de la croix eut peut-être l’intention de commémorer une victoire contre les catalans.

On retrouve la même croix sur des bulles de juridiction utilisées à Mauguio en 1181 sous contrôle des comtes de Toulouse. De façon plus significative encore, on retrouve la croix des comtes de Toulouse dans une charte de juin 1206 établie par le comte de Forcalquier en Provence. Cette dernière communauté stylistique s’explique dans la mesure où les comtes de Toulouse et de Forcalquier avaient signé des accords à la fin du 12ème siècle. La croix raimondenque était devenue un signe de la domination toulousaine sur des terres détenues par des affidés.

La puissance symbolique de la croix vient légitimer et consolider la puissance du comte Raimond V et de ses successeurs. On la retrouve ainsi sur le sceau de Jeanne Plantagenêt fille d’Henri II et d’Alienor d’Aquitaine qui fut la quatrième des cinq épouses de Raimond VI.

La croix des comtes fut particulièrement brandie face aux différents voisins qui successivement envahirent les terres des comtes toulousains qu’il s’agisse des rois d’Aragon, des comtes de Barcelone, des papes et des rois de France.
La monarchie fut d’ailleurs sensible à cette représentation ; elle recourut ainsi à la croix occitane en en faisant l’emblème des Etats du Languedoc.

Aujourd’hui, plusieurs départements comme l’Aude et le Gard l’incorporent dans leur blason. Mais la forme la plus commune de la croix occitane consiste en sa représentation « stylisée » laïcisée comme emblème officiel contemporain de la région Occitanie. Ce choix n’allait pas de soi dans la mesure où la Région Languedoc Roussillon ne l’avait pas toujours retenu contrairement à l’ancienne région Midi-Pyrénées. La sérénité relative dans laquelle s’est opérée la fusion des régions Midi-Pyrénées et Languedoc Roussillon en 2015 est peut-être lié au choix de cet emblème stylisé. Il est néanmoins piquant d’observer que plus de 800 ans après, c’est toujours un signe d’origine chrétienne et toulousaine associé à un comte qui s’impose sur les terres de la Région Occitanie.

Le coin du juriste

On peut se demander si l’utilisation de la croix occitane à des fins commerciales est aujourd’hui contestable. Pareille contestation suppose d’identifier le fondement d’une protection conférée à ce signe.

En dépit de leur prestigieuse origine, les croix ont souvent eu une valeur marchande. Placées hier sur les places de village, leur présence visait à moraliser les échanges qui y avaient lieu. Cette fonction commerciale pourrait servir de justification à leur utilisation contemporaine actuelle. Mais cette utilisation historique n’est peut-être pas suffisante aujourd’hui.

La protection contemporaine des signes communautaires telles que la croix occitane peut puiser à plusieurs sources.

La première famille de sources de protection est étatique.

Celle-ci peut être directe en application de textes spéciaux qui reconnaissent le droit de certaines entités sur des signes. L’article R.4235-53 alinéa 2 du Code de la santé publique dispose ainsi à propos des pharmacies : « La signalisation extérieure de l’officine ne peut comporter, outre sa dénomination, que les emblèmes et indications ci-après : 1° Croix grecque de couleur verte, lumineuse ou non ; 2° Caducée pharmaceutique de couleur verte, lumineux ou non, tel que reconnu par le ministère chargé de la santé en tant qu’emblème officiel des pharmaciens français et constitué par une coupe d’Hygie et un serpent d’Epidaure…».

Cette protection étatique est plus souvent indirecte en application du Droit de la propriété intellectuelle que ce soit au titre des dessins et modèles ou des marques semi-figuratives. En l’absence de protection au titre de la propriété intellectuelle ou de contrats, les communautés s’estimant lésées par l’utilisation de leurs signes distinctifs par des groupements extérieurs ne seront pas démunies. Elles pourront invoquer la concurrence déloyale, le parasitisme ou des pratiques commerciales trompeuses (Articles L. 121-1 et s. du Code de la consommation).

Ces protections issues du Droit étatique sont toutefois sans grande efficacité aujourd’hui. Le signe de la croix occitane est en effet d’utilisation trop commune pour justifier une protection efficace en dehors de cas où des produits sans aucun lien avec la Région tenteraient de l’utiliser. En outre, les protections susvisées ne seront pas disponibles dans la mesure où les communautés professionnelles, familiales, religieuses ou académiques identifiées par ces croix n’auront pas pris les initiatives requises afin d’obtenir pareille protection étatique ou contractuelle.

La protection de la croix peut aussi relever du Droit coutumier. La reconnaissance de droits réels au titre du Droit coutumier peut surprendre. Si le Code civil et le Code de commerce admettent du bout des textes la juridicité des usages, c’est le plus souvent en matière de droits personnels. En matière de droits réels, le Code civil évoque bien les usages mais principalement en matière d’usufruit (Articles 590, 591 et 593), de voisinage (Articles 671 et 674) ou de droits d’usages (Articles 625 et s. ou pour reconnaître « les droits collectifs immobiliers consacrés par la coutume » … à Mayotte. Cette reconnaissance légale est faible mais significative à la fois. A tout le moins, elle témoigne en effet de l’invocabilité des usages en la matière. Ceci étant, ici comme ailleurs, avocats, juges et auteurs nourris au sein du Droit étatique préfèrent recourir à cette seule source.

Devant les autorités judiciaires françaises, ce fondement coutumier n’a pas vocation à se substituer à des moyens d’actions classiques tels que la concurrence déloyale ou le parasitisme. Substantiellement, il sera néanmoins pertinent pour justifier l’application de certains de ces instruments étatiques. Le non-respect des usages est ainsi de plus en plus souvent reconnu comme un cas autonome de concurrence déloyale. Processuellement, le manquement à une prérogative usuelle sera aussi de nature à justifier l’existence d’un « trouble manifestement illicite » permettant des actions urgentes en référé; l’illicéité ne se confond en effet pas nécessairement avec l’illégalité. Des pays comme le Canada reconnaissent ainsi des prérogatives coutumières aux Premières Nations. Mais cette protection n’est pas réservée aux pays lointains comme en témoigne l’affaire des déesses de l’immobilier jugée en France en 2020.

Succombant aux charmes de la mythologie romaine, la Fédération Nationale de l’Immobilier (« FNAIM ») a commencé en 2019 à proposer à ses 20.000 affiliés d’apposer sur leur officine un caducée représentant la sœur de Junon, la déesse Vesta. Déesse du foyer et de la fidélité, Vesta gardait le feu. Celui-ci était entretenu par de jeunes vierges, les vestales, placées plusieurs années à son service. Au terme de leur mission, les vestales étaient l’objet d’un respect particulier qui justifiait notamment qu’on leur confiât les testaments. C’est peut-être cette attribution qui a conduit les agents immobiliers à jeter leur dévolu sur Vesta pour illustrer leur panonceau … et la part mythologique de notre Droit. Invoquant un risque de confusion avec le panonceau des notaires qui utilisent l’image de Junon sur leur panonceau, le Conseil Supérieur du Notariat (« CSN ») a porté l’affaire devant la justice. Le CSN craignait notamment que la FNAIM ne puisse disposer de droits sur des marques semi-figuratives représentant l’image de Vesta. Par une ordonnance du 10 juillet 2020, le Président du Tribunal judiciaire de Paris a fait droit à la demande du CSN dans son action en référé contre la FNAIM. Sur la base d’«un monopole d’usage pluriséculaire sur le sceau et le panonceau opposés, qui leur a été légalement octroyé », il a retenu l’existence d’un « trouble manifestement illicite » et ordonné notamment la cessation de l’utilisation du signe « Vesta » et la dépose des enseignes déjà fixées.

Une deuxième question concerne les personnes habilitées à agir pour mettre en oeuvre cette protection d’origine étatique ou coutumière.

Dans un cadre étatique toute entité disposant d’un intérêt à agir peut introduire une action en justice. Il n’y a pas de limitation à la qualité à agir et la demande pourra être formée par une personne physique ou morale (association,…) voire un groupe de personnes non doté de la personnalité juridique. Dans l’arrêt Gorraiz Lizzarraga et al. C. Espagne du 27 avril 2004 qui concernait l’opposition à un projet de barrage, la Cour européenne des droits de l’homme a ainsi jugé que « dans les sociétés actuelles, lorsque le citoyen se voit confronté à des actes administratifs spécialement complexes, le recours à des entités collectives telles que les associations constitue l’un des moyens accessibles, parfois le seul, dont il dispose pour assurer une défense effective de ses intérêts particuliers ». S’agissant des protections assises sur des droits d’origine étatique, un paradoxe tient à ce que ce seront souvent des groupements nouvellement créés qui feront ces démarches notamment de dépôt de marques et pourront tenter, une fois la marque obtenue, de priver les communautés d’employer lesdits signes alors que ces dernières auront été les premières à les utiliser. Le fondement coutumier permettra une invocabilité plus équitable par des gardiens plus légitimes.

Les actions judiciaires ne sont pas les moyens d’action les plus efficaces.

La lenteur de la justice conduit aujourd’hui à des actions plus concrètes hors de l’enceinte des tribunaux. Certains collectifs entreprennent des actions non-étatiques comme des campagnes de communication voire de boycott pour contester l’utilisation abusive de certains signes communautaires. Les campagnes menées au titre de l’appropriation culturelle ont également conduit à la remise en cause de certains spectacles. Plus heureusement, cette protection peut aussi consister en l’association contractuelle des communautés aux fruits de l’exploitation commerciale des signes distinctifs. De plus en plus d’entreprises commerciales recourent à des clauses de paiement communautaire (par exemple celles aboutissant au versement des sommes permettant un arrondi) aux termes desquelles une partie des revenus tirés de l‘exploitation de signes commerciaux sont reversés à des entités gardiennes des intérêts de ces communautés.

Bibliographie:
L. Macé, La majesté et la croix, Les sceaux de la maison des comtes de Toulouse (XIIè-XIIIè siècle), Presses Universitaires du Midi, 2018.
P. Mousseron, Junon contre Vesta ; la guerre des déesses de l’immobilier, Alerte juillet 2020 bibliotheque-des-usages.cde-montpellier.com.
B. Salques, Les logiques du Sacré-Cœur : la prégnance d’un symbole dans la reconquête catholique, in Laïcité : histoire et devenir, Actes du Colloque de Carcassonne, 16 décembre 2005, Archives départementales de l’Aude, 2006, p. 37.